Chien dominant et hiérarchie

Fév 9, 2022 | blog

Article écrit par Cynotopia

Il est dominant, il est soumis… On entend ces mots partout, de la bouche d’éducateurs formés en un week-end, en passant par les livrés écrits par on ne sait qui. En tant qu’humains, nous aimons naturellement les petites cases. C’est un chien, c’est un chat. Lui est dominant, lui est soumis. Les définitions sont floues, vastes, tous les chiens agressifs sont dominants et… Tous les autres sont soumis du coup ? En tant que maîtres, il faut aussi prendre part à cette joute sociale. Dominer pour soumettre, être le chef de meute…

Et si la science nous prouvait le contraire ?

Et si ce mode de pensée, qui nous a aidé à éduquer les chiens pendant longtemps, avait été contredit depuis 50 ans et qu’on se bornait à se boucher les oreilles ?

C’est ce que nous allons voir dans cet article, qui s’adresse sans jugements, aux curieux comme aux convaincus, à ceux qui sont d’accord et à ceux qui ne le sont pas. Essayez de lire sans former d’opinions, puis de mener votre propre réflexion. D’accord, pas d’accord, peu importe. Vous faites déjà beaucoup plus que la plupart des propriétaires de chiens en prenant le temps de lire cet article.

D’où vient le concept de chien dominant ?

La théorie de la dominance               

En 1930, le scientifique Rudolph Schenkel effectua une série d’observations sur des loups en captivité. Ses résultats, publiés dans l’étude de 1947 « Expressions Studies on Wolves » visait à démontrer l’existence d’une hiérarchie linéaire. Les loups seraient ainsi en conflit constant pour gagner une plus haute place dans cette dernière, et ainsi bénéficier de privilèges (accès à la nourriture, aux espaces de repos, aux femelles). Le loup alpha, dominant de la meute, devrait rappeler son rang par de fréquentes et brutales altercations. Répliquée puis confirmée, son étude, suivie de bien d’autres (toutes menées sur des loups en captivité) se vit bientôt extrapolée sur de nombreuses espèces, le chien y compris. A l’époque très violente et dérivée de l’entrainement militaire, l’éducation canine trouva une justification pour ses démonstrations de force. Il fallait être le dominant, et soumettre le chien, au risque de se faire continuellement attaquer (à l’instar des subalternes d’une meute cherchant à détrôner leur alpha).

Pourquoi cette théorie ne marche plus ?

De trop nombreux biais et incohérences invalidèrent cette étude dans les années 70. En effet, les observations de Schenkel divergeaient radicalement des études menées sur des loups sauvages. Ces derniers, vivant en groupe familial composé de deux parents et de leur progéniture de moins de 3 ans, démontraient très peu de comportements agressifs les uns envers les autres, mais plutôt des séances de soumission ritualisée. A l’inverse, les loups observés en captivité étaient des individus solitaires sans lien de parenté, forcés de vivre ensemble dans un espace trop exigu pour leur bien-être. Les observations de Schenkel se limitaient aux heures de nourrissage, où les conflits apparaissaient le plus. Il était ainsi évident que le loup le plus vindicatif mangeait davantage que les autres, et que cette injustice ne cessait de créer des tensions dans l’apparente « meute ».

Il parait donc impossible d’utiliser le modèle hiérarchique des loups (sauvages ou captifs) sur nos chiens domestiques. Ces derniers ne vivent pas en groupe familial, et ne sont pas non plus obligés de se battre pour manger.

L’évolution des chiens et leur modèle hiérarchique

Les impacts de la domestication

Tout comme les hommes ne sont plus des chimpanzés, les chiens ne sont plus des loups. Si quelques années plus tôt, nous pensions dater la domestication du chien autour de 15.000 ans, une découverte en 2015 indique que nos amis ont débuté leur évolution les séparant du loup il y a au moins 27.000 ans ! Cela laisse pleinement le temps à l’évolution de faire son œuvre, et modifier non seulement l’apparence mais aussi le mental de nos canidés domestiques.

Pour plaire à nos ancêtres, le Fido du paléolithique a perdu quelques points d’intellect (moins de compréhension des liens de causalité) au profit de la sécurité. Les chiens domestiques sont moins stressés (la diffusion de cette hormone est altérée), plus sociaux (mutation chromosomique), recherchent plus la compagnie des humains (également génétique) mais ils communiquent aussi moins bien entre eux, en possédant, pour une majorité, autant de signaux que de jeunes louveteaux ! De manière générale, le chien domestique cherche activement à communiquer avec les humains, alors que le loup, non.

D’un point de vue physique, la domestication tend à amener de nouvelles couleurs de robes, des oreilles tombantes, des yeux plus ronds, des museaux plus courts et parfois des queues enroulées, peu importe l’espèce (chien, vaches, cochons…).

L’évolution du modèle hiérarchique

Ces nombreuses différences expliquent partiellement pourquoi les chiens féraux, laissés sauvages aux abords de villages, font de piètres animaux de meute. Ils vivent en groupes instables, avec très peu de relations sociales fiables entre les membres, et avec de nombreux comportements d’agression. La meute perd donc son utilité première : offrir sécurité physique et psychologique.

Une hiérarchie fixe, comme on peut en retrouver chez les éléphants (une matriarche guide le troupeau vers les points d’eaux et les accès à la nourriture) ne fait aucun sens chez nos canidés domestiques. De nature opportuniste et pacifiste, le chien préfère la stabilité et la sécurité au constant remous d’une échelle sociale sans cesse bousculée.

La « notion de priorité », où le modèle de fonctionnement entre plusieurs chiens

A ce jour, nos chiens domestiques ne sont régulés par aucune forme de hiérarchie, où un mâle alpha mange en premier, passe les portes avant tout le monde et dort plus haut que le reste de la meute. Composés d’individus disparates, le foyer multi-chiens n’a pas d’autres choix que de cohabiter. Souvent constitué de chiens de tailles, d’âges et de caractères différents, le groupe cherchera la stabilité le plus tôt possible afin de réduire les conflits au strict minimum. En effet, aucun chien ne peut décider de partir et se trouver un autre groupe !

On considère ainsi que leurs relations se résument en « qui a la priorité sur quoi »

Qui utilise le plus souvent les jouets ou enrichissements à mâcher, qui préfère le panier le plus moelleux, qui cherche les caresses des humains en premier. Ces préférences varient d’un individu à l’autre et vont évoluer avec le temps. Au contact de certains chiens, Kiki marquera ses préférences (personne ne touche au bâton qu’il trimballe pendant toute la balade) alors qu’il ne jaugera même pas les autres jouets.

Les conflits qui éclatent ont souvent deux causes : la mauvaise gestion des ressources (Kiki et Rex veulent le même os) ou un problème de communication canine (Kiki veut être seul et Rex persiste à le coller, Kiki le chasse en grognant pour avoir la paix).

Kiki n’est pas dominant. Il est comme vous est moi, le mélange de sentiments évolutifs et d’opinions arrêtés. Le fait qu’il refuse de partager son os n’en fait pas plus un dominant que le fait de refuser de partager mon repas ne fait pas de moi une sociopathe.

Le chien alpha-dominant-régulateur : le signe de (gros) problèmes de comportement

Portrait classique. Rex est un « dominant ». Son maître le sait (et ne se prive pas de le dire) parce que son chien retourne tous ses congénères à chaque rencontre. Il use pas mal de ses crocs, bouscule les plus jeunes, grogne si on l’approche un peu vite, et déboite n’importe qui oserait s’approcher de sa balle ou de sa gamelle.

« Mais c’est normal, il est dominant »

C’en est presque une fierté pour son humain, surtout si son toutou a la gueule de l’emploi (malinois, berger allemand, rottweiler). C’est un chef, il a ça dans le sang. Si son humain se révèle être éducateur, le super-dominant endosse aussi le rôle de chien « régulateur ». S’il démolit chaque toutou rentrant dans un périmètre de 100m, c’est parce qu’il a senti qu’ils étaient trop dominants/soumis insérez n’importe quel autre prétexte.

Rex, en réalité, a juste d’énormes soucis de comportement, qui le mettent dans des états de stress inimaginables. Par cette description, on peut dire qu’il est réactif (il attaque les autres chiens), qu’il communique mal (il attaque au lieu d’éviter le conflit), il fait de la protection de ressources (jouet, espace, nourriture) et on peut continuer de lister.

Or, être agressif n’est pas un trait de personnalité. Les signaux d’agression ou de soumission ne sont que de la communication (qu’elle soit saine ou non). Un chien qui montre les dents demande de l’espace ne clame pas son titre de chef.

C’est ainsi que des quantités inimaginables de chiens sont classifiés comme « dominants ».

Et pour régler ledit problème on doit juste « soumettre le chien ».

Un non-sens total, autant d’un point de vue éthologique que méthodologique.

Soumettre son chien : un concept incohérent

Père de famille au centre, et ses jeunes entre 16 et 24 mois

Retour dans le monde sauvage : l’utilité des signaux de soumission

La nature est cruelle. Notre espèce peut l’être aussi, assoiffée de territoires, de conquêtes, de vengeance ou de pouvoir. Heureusement, nous sommes une espèce grégaire et aimons vivre avec nos semblables. Ainsi, tout comme les chevaux, les éléphants ou les dauphins, nous avons chacun mis en place des manières de communiquer. Comme tout être vivant, notre but biologique est de perdurer, et pour éviter de mourir en ayant vexé une plus grosse bête que nous, la communication limite les conflits. La grosse majorité de cette communication concerne la gestion de l’espace : en prendre ou en donner.

Cette danse est faite de plein gré : les éléphants, guidés par la matriarche, la suivent pour trouver de l’eau, et la laisseront bien volontiers boire, manger ou se reposer à l’ombre en premier, tant son rôle est crucial pour le groupe. L’étalon lui, gère son troupeau en l’aidant à se déplacer. Si une jument venait à lutter contre son influence, elle pourrait bien venir entre les crocs d’un prédateur.

Ainsi, les loups utilisent ces complets ritualisés avec la même harmonie. Si le loup « alpha » (en gardant l’appellation scientifique, soit le père de famille) veut manger avant les autres, il communiquera son envie et les autres se reculeront.

Si un membre le refuse, la communication s’installera : mimiques (cros sortis, oreilles rabbatues), oreilles en arrière, échine hérissée, queue dressée. Puis l’un quittera ces signaux pour signifier son abandon : queue et échine basses, regard fuyant. Si l’agression perdure des deux côtés, un combat ritualisé a lieu, où un loup se soumettra de son plein gré avant toute blessure grave.

Aucun animal n’est forcé d’être en bas de l’échelle sociale. Ils agissent tous de leur plein gré.

Signes d’agressivité du loup à gauche (crête, crocs sortis, tendus en avant) et signes d’apaisement du loup à droite (penché en arrière, début d’évitement)

La soumission forcée en éducation canine

Après ces magnifiques exemples de collaboration mutuelle, arrive la violence éducative, causée par l’étude faussée de Schenkel. A l’époque, chacun était convaincu du bien fondé des méthodes. Le chien était un loup, les loups se battaient pour être le chef, il fallait se battre pour être le chef.

Logique, finalement.

Or, l’observation des animaux sauvages nous a montré la réelle facette de leur communication. Pleine de concessions, elle n’est certainement pas une démonstration de force. L’animal soumis le fait de plein gré, et cela n’en fait pas de lui un être inférieur aux autres.

Le chien dominant, cancer de l’éducation canine

Malgré la révocation de cette théorie de la dominance, c’est une gangrène qui s’étend et qu’on peine à ralentir. Les formations continuent de suivre l’ancien modèle, et les nouvelles têtes continuent de dispenser un savoir désuet. Le chien a un problème ? Il est dominant.

C’est un autocollant collé sur le dossier du pauvre chien, sans même avoir été analysé. Il est dominant donc vous devez le dominer.

C’est une recette magique qui s’adapte à tous, exactement comme à une époque, on riait de Doctissimo parce que des maux de tête ou une douleur au petit orteil était égal à cancer.

Tout était cancer. Dans le monde du chien, tout est dominance. Il n’y a pas à chercher, à analyser, à questionner, à observer. D’amblée, le chien est dominant. Il protège sa nourriture ? Il est dominant. Il aboie ? Il est dominant. Il fait pipi sur votre tapis ? Il est dominant. Oui, même s’il a neuf semaines et que les sphincters de sa vessie ne sont biologiquement pas assez matures pour retenir son urine : il est dominant.

Alors il faut « le dominer ».

Il faut être l’alpha : mettre ses mains dans ses croquettes (ne faites pas ça !), passer les portes avant lui, manger avant lui.

Le chien n’y comprend goutte. Souvent, cette belle méthode ne change rien.

Sauf si on y ajoute un peu de violence. Dans ces cas-là, ce n’est pas notre joyeuse manifestation de puissance qui le remet à sa place de soumis, mais les brimades, les coups, les colliers à piques ou électriques, qui clairement, sont assez efficaces pour calmer la plupart des méchants toutous dominants.  Si Rex finit par cesser de réagir, ce n’est certainement pas par soumission, mais par peur ou résignation. Se faire tabasser ne crée pas de respect chez la victime – ou alors vous êtes libres de tenter l’expérience dans un coin de rue.

Pire encore, nous espérons ensuite de ces chiens « soumis » qu’ils reviennent au rappel, marchent sagement en laisse et écoutent nos demandes. Quel sens cela fait-il dans un cadre éducatif ?

Qui préfère suivre un leader bienveillant qui encourage, plutôt qu’un « dominant » qui vous maltraite ?

Pourquoi cette méthode continue d’exister ?

Si à présent, cette méthodologie vous parait absurde, laissez-moi vous féliciter. Car si vous lisez cet article en étant dubitatif, vous avez fait bien plus que la plupart des éducateurs formés aujourd’hui. Vous avez, je l’espère, au moins lu les paragraphes sur le fonctionnement hiérarchique du chien. Ce si petit acte, même s’il est motivé par une envie de contester, c’est celui de sortir ne serait-ce qu’un orteil de sa zone de confort.

C’est essayer d’apprendre, de comprendre, même si c’est analyser pour nier ensuite. Et rien que cela est louable, parce que bien trop d’éducateurs restent au niveau défini par le CCAD / ACACED (obligatoire pour exercer) qui inculque les notions de hiérarchie intra et interspécifique.

Et c’est pour cela que cette méthode perdure : parce qu’elle est simple.

Pas de recherches, de diagnostic, de longs dialogues sur les antécédents, l’historique, pas besoin de compréhension de l’éthologie ou de la biologie. Inutile alors de chercher des solutions adaptées, de mettre en place un protocole individualisé, adaptatif.

Schéma de réflexion d’un éducateur prenant en compte la théorie de la dominance dans son bilan comportemental

Schéma de réflexion d’un éducateur ne prenant pas en compte la théorie de la dominance dans son bilan comportemental

Elle permet, en outre, de justifier toute forme de violence.

Eh oui, j’ai le droit de pousser Kiki dans ses retranchements même s’il ne veut pas se laisser toucher : il est dominant ! Mais oui, je dois tirer très fort le collier chainette : mon chien est dominant.

Eh oui, je dois écouter religieusement l’éducateur qui me traite d’humain faible : il affirme que mon chien me domine, et il a l’air d’avoir raison, c’est un pro lui… (On s’est tous fait avoir, ne vous en faites pas).

Comment comprendre et éduquer son chien si la dominance n’existe pas ?

Si vous vous posez cette question, alors bravo !

(et vous avez lu un article de 6 pages, donc encore bravo aussi)

La compréhension du chien hors du concept dominant-dominé est plus complexe mais absolument captivante. Vous découvrirez une foultitude de signaux de communication avec les livres de Turid Rugaas (dans l’ordre d’intérêt :  livre 1, livre 2 et livre 3) et pourrez découvrir l’éducation positive avec cet article complet (un peu vieillot, pardonnez mes débuts). Le site regorge d’articles sur l’éducation, voici un lien vers la catégorie éducation.

Si vous avez besoin d’aide pour l’éducation de base de votre chien et aimeriez l’aide d’un professionnel qualifié (formé et respectueux) notre formation « Mission Rappel » vous donne 50 jeux et exercices, avec cours écrits, vidéos, fiches de suivi et forum d’entraide avec accès à vie.

Pour terminer sur les ressources gratuites, la page facebook et le compte instagram regorgent de posts éducatifs et d’astuces. Beaucoup d’autres ressources sont disponibles sur le net, à portée de clic !

Si vous débutez cette aventure, félicitations et bon courage, entourez-vous bien !

Si vous êtes déjà un averti, et si l’article vous a plu, n’hésitez pas à le partager sur vos profils, pages, groupes, à l’envoyer à ceux qui demandent preuves et sources. Une bibliographie est disponible en fin d’article.

Bibliographie

Études et thèses :

  • A fresh look at the wolf-pack theory of companion-animal dog social behavior (2004) – www
  • A simple reason for a big difference: wolves do not look back at humans, but dogs do (2003) – www
  • Ancient Wolf Genome Reveals an Early Divergence of Domestic Dog Ancestors and Admixture into High-Latitude Breeds (2015) – www
  • Anterior Pituitary Transcriptome Suggests Differences in ACTH Release in Tame and Aggressive Foxes (2018) – www
  • Appeasement signals used by dogs during dog–human communication (2017) – www
  • Dominance in domestic dogs revisited: Useful habit and useful construct? (2014) – www
  • Early Canid Domestication: The Farm-Fox Experiment: Foxes bred for tamability in a 40-year experiment exhibit remarkable transformations that suggest an interplay between behavioral genetics and development (1991) – www
  • Elevated aggression is associated with uncertainty in a network of dog dominance interactions (2019) – www
  • Genome-wide SNP and haplotype analyses reveal a rich history underlying dog domestication (2010) – www
  • Links Between Play and Dominance and Attachment Dimensions of Dog-Human Relationships (2010) – www
  • Paedomorphosis affects agonistic visual signals of domestic dogs (1997) – www
  • Predictive value of activity level and behavioral evaluation on future dominance in puppies (1994) – www
  • Schenkel’s Classic Wolf Behavior Study – www
  • Service dog selection tests: Effectiveness for dogs from animal shelters (1997) – www
  • Structural variants in genes associated with human Williams-Beuren syndrome underlie stereotypical hypersociability in domestic dogs (2017) – www
  • Temperament and personality in dogs (Canis familiaris): A review and evaluation of past research (2005) – www

Articles :

Article écrit par Cynotopia

https://www.cynotopia.fr/hierarchie-chien-dominant

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